Petit pays - Gaël Faye
- Vous avez lu tous ces livres ? j’ai demandé.
- Oui. Certains plusieurs fois, même. Ce sont les grands amours de ma vie. Ils me font rire, pleurer, douter, réfléchir. Ils me permettent de m’échapper. Ils m’ont changée, ont fait de moi une autre personne.
- Un livre peut nous changer ?
- Bien sûr, un livre peut te changer ! Et même changer ta vie. Comme un coup de foudre. Et on ne peut pas savoir quand la rencontre aura lieu. Il faut se méfier des livres, ce sont des génies endormis.
(p.168-169)
Petit pays, c’est l’histoire d’une enfance innocente et douce au Burundi, qui vire au drame du génocide rwandais de 1993 sans qu’on l’ait vu venir…
Premier roman, déjà primé par le Prix du Roman FNAC dès sa sortie, Petit pays est un « grand » roman, stupéfiant d’émotions, de maturité, de réalisme violent qui pourtant dans le récit n’est presque jamais frontal, tempéré par le regard de l’enfant, sans jamais être enfantin non plus.
Gaby a dix ans et vit dans la félicité familiale, avec sa petite sœur Ana, sa bande de potes… ils font les quatre cents coups (ah, les mangues qu’ils vont voler dans le jardin d’à côté pour les revendre à leur propre propriétaire !) C’est une histoire d’enfance douce et heureuse, même si très vite pointe le malheur : le couple se sépare, et à hauteur d’enfant, c’est déjà douloureux. Mais tout va basculer dans un contexte historique qui dépasse totalement les enfants : si son père est français, la mère de Gaby est rwandaise d’origine Tutsie. Le génocide va s’immiscer dans l’enfance en même temps que la perte brutale de l’innocence et de la joie de vivre.
Les scènes relatives au récit de la mère sont difficiles, contrebalancées par la littérature qui vient apaiser les âmes, Gaby ayant pour habitude d’aller se fournir en romans chez la voisine Mme Economopoulos. Fin de l’enfance par la force des choses, horreur historique, regard du petit garçon devenu adulte, Gaël Faye, qui n’est sans doute pas très loin du petit Gaby de l’histoire, a écrit un premier roman d’une qualité rare. À découvrir sans hésiter.
p. 114-115 : « On vivait sur l’axe du grand rift, à l’endroit même où l’Afrique se fracture.
Les hommes de cette région étaient pareils à cette terre. Sous le calme apparent, derrière la façade des sourires et des grands discours d’optimisme, des forces souterraines, obscures, travaillaient en continu, fomentant des projets de violences et de destruction qui revenaient par périodes successives comme des vents mauvais : 1965, 1972, 1988. Un spectre lugubre s’invitait à intervalle régulier pour rappeler aux hommes que la paix n’est qu’un court intervalle entre deux guerres. Cette lave venimeuse, ce flot épais de sang était de nouveau prêt à remonter à la surface. Nous ne le savions pas encore, mais l’heure du brasier venait de sonner, la nuit allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons. »
p. 185 : « Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie »
p. 197 : « Il m’arrivait parfois de traverser la rue, très rapidement, pour emprunter un livre à Mme Economopoulos. Puis je revenais aussitôt m’enfoncer dans le bunker de mon imaginaire. Dans mon lit, au fond des histoires, je cherchais d’autres réels plus supportables, et les livres, mes amis, repeignaient mes journées de lumière. »
Grasset, août 2016, 215 pages, prix : 18 €
Etoiles :
Crédit photo couverture : © Byron Hirsch / EyeEm / Gettyimages / et éd. Grasset