Les jardins d'Hélène

Un roman russe - Emmanuel Carrère

1 Juin 2007, 12:30pm

Publié par Laure

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Version courte : il FAUT lire ce livre !!!

(@ Philippe : moi aussi je zappe quand les critiques sont trop longues)

 

Version longue : Attention, ce qui va suivre est une déclaration d’amour, pour une histoire d’amour russe, à moins que ce ne soit un roman russe, une histoire d’amour pas russe, peu importe, une déclaration d’amour pour un magnifique roman récit !

Je n’avais pas l’intention de lire ce dernier livre d’Emmanuel Carrère, malgré toutes les bonnes critiques presse lues ici ou là. Et puis une lectrice de la bibliothèque, attirée par ces mêmes critiques, me l’a demandé. Elle me l’a rapporté quelques jours plus tard, très déçue : « Ah non vraiment, je ne comprends pas ! Tout ce sexe gratuit, c’est vulgaire, et ça n’apporte rien au livre » [après lecture je peux dire que rien n’est gratuit dans ce livre, et si on enlève un seul morceau, l’ensemble n’a plus de sens !] Je lui réponds « dommage, je l’aurais bien passé à ma bénévole préférée qui était tentée, ou lu moi-même ». « Non, inutile, elle n’aimera pas, ça ne lui plaira pas du tout, toi non plus, je suis sûre que vous ne le finirez pas ». Il n’en faut bien sûr pas plus pour m’attirer davantage ! Mais ce livre doit repartir dans 48 h et je le propose à ma bénévole, avec pour contrainte express de  me le rendre dans les 48 h. Elle me le rapporte au bout de 24 h, sans mots, tellement bouleversée qu’elle ne peut que me dire : « il faut absolument que tu le lises ». Je lui fais confiance, il est rare que nos goûts divergent. Mais voilà, je vais à la BDP dans 24 h, ce livre est attendu par une autre bibliothèque du réseau, je ne serais pas sympa de le mobiliser. Alors tant pis s’il est 2 h du matin, je ne peux de toute façon pas m’en détacher ! Et à la lettre finale adressée à sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, j’essuie une larme.

Emmanuel Carrère n’a jamais connu son grand-père maternel, un homme d’origine russe, qui a toujours souffert de sa grande pauvreté, et qui avait du mal avec la vie familiale, abandonnant femme et enfant chez des amis, faute de pouvoir les loger. Emigrés, ils vivent à Paris, puis à Bordeaux, où en septembre 1944, il disparaît. Probablement arrêté pour faits de collaboration. Jamais sa famille ne saura ce qui lui est arrivé, jamais son décès ne sera prononcé. C’est une lourde souffrance pour sa fille, Hélène Carrère d’Encausse. Et quand son fil Emmanuel atteint presque l’âge qu’avait son grand-père lors de sa disparition, il veut y voir clair dans ces silences et ces vieux démons. Il part dans un petit village russe pour un reportage documentaire, à la rencontre d’un survivant hongrois, prisonnier de guerre. 56 ans après, cet homme est toujours vivant, pourquoi son grand-père ne le serait-il pas ? Il brave l’interdit (dicté par la souffrance) de sa mère pour reconstruire son histoire familiale, il repartira plusieurs fois en Russie.

En parallèle, l’année 2002 est l’année de l’amour, il vit avec Sophie, dont il est très amoureux, malgré une différence de milieu social qu’ils se reprochent mutuellement. Et il lui fait la plus belle déclaration d'amour qui soit, en écrivant une nouvelle sur commande pour le Monde, nouvelle érotique qui lui est destinée et qui devra paraître tel jour à telle heure, heure où elle sera dans le train et découvrira cette déclaration si osée et si bien anticipée. Mais la vie en décide autrement et Sophie ne sera pas dans le train, ne lira pas le texte. L’implication sur le réel est terrible.

Je me souviens de ces nouvelles du Monde, publiées l’été, mais je n’ai pas acheté le journal ce jour-là, une histoire pareille, je m’en souviendrais. Cette histoire d’amour sera aussi forte et belle qu’elle sera douloureuse.

Dans un entrecroisement parfait de quête familiale, d’événements souvent alcoolisés dans le petit village russe pendant le tournage, de sa relation à sa mère et à son amante, Emmanuel Carrère se livre, aussi intimement que sublimement. Une fois refermé, on ne peut plus oublier ce livre et il faut laisser du temps, beaucoup de temps, avant de pouvoir en ouvrir un autre.

 

Des extraits :

p.122 : « Autour d’eux, partout à Bordeaux et en France, il y avait une vérité sur laquelle tout le monde s’accordait : les résistants étaient des héros, les collaborateurs des salauds. Mais chez eux, une autre vérité avait cours : les résistants avaient enlevé et probablement tué le chef de la famille, qui avait été collaborateur et dont il savait bien que ce n’était pas un salaud. Il avait un caractère difficile, se mettait souvent en colère, mais c’était un homme droit, honnête et généreux. Ce qu’on pensait, on ne pouvait le dire au-dehors. Il fallait se taire, avoir honte. »

 

p. 308 : Je voyais mal comment, de ces images peut-être suffisantes pour monter un documentaire sur la vie quotidienne dans une petite ville russe, pourrait sortir quelque chose qui donnerait forme à ce qui m’obsédait : quelque chose qui tienne lieu de pierre tombale à mon grand-père pour qu’atteignant l’âge de sa mort je sois délivré de son fantôme, que je puisse vivre enfin. »

 

p. ? : « Je voudrais te mériter même si je sais que c’est trop tard ? Je voudrais dans l’absence et le manque écrire un livre qui raconte notre histoire, notre amour, la folie qui s’est emparée de nous cet été, et que ce livre te fasse revenir. »

 

JPB, si vous passez par là, je crois que ce livre vous plairait. 

POL, mars 2007, 356 pages, prix : 19,50 €

Ma note : 5/5 (j’ai songé à 4,5/5 pour les rares passages en Russie que j’ai trouvé un peu longs, mais je mets 5 pour tout le reste, et l’émotion prégnante)

J’ai de plus en plus de mal à « noter », je ne suis pas un prof qui note une copie, qui suis-je pour me permettre de « noter » un roman, un récit, une œuvre ? Ces notes ne sont que le transfert de l’étoilage utilisé par Amazon ou d’autres sites comme critiques libres. Ce système a ses adeptes et ses détracteurs, je le maintiens pour le moment, parce que parfois un 5/5 vaut mieux qu’un long discours !

Crédit photo couverture : éd. POL et Amazon.fr

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A
Bonjour Hélène,j'ai lu ton billet hier, juste après avoir fini ce magnifique roman. J'ai lu ta version longue. Complètement d'accord avec toi. Je puis comprendre que certains n'aiment pas ce livre. Il faut être dans un certain état d'esprit peut-être... Etre en ampathie avec l'auteur et en même temps ne pas y lire que des confidences plus ou moins scabreuses. C'est beaucoup plus profond que ce qu'on peut lire parfois sur ce roman.
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L
tout à fait d'accord avec toi aussi ! :-))
A
noter ou ne pas noter... telle n'est pas la question. :-)Il s'agit plutôt de dire si on a aimé ou pas.A 5, c'est un livre que l'on recommande chaudement au lecteurA 4, que l'on conseillerait bienetc.Après, chaque sensibilité est différente. Et les lecteurs peuvent ne pas aimer.Et puis, effectivement, un 5/5 parle plus qu'un long discours.Merci pour votre site. J'y reviendrai.
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V
Hasard, me direz-vous: je lisais justement ce matin l'interview très intéressante d'emmanuel Carrère à propos de cet ouvrage. et je l'avais noté dans mon petit carnet. Là plus de doute, il faut absolument que j'essaie!
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G
aie aie aie "me confortent" !
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G
Non, non Philippe, je ne me moquais pas du tout . J'ai lu les deux versions et comme c'est un livre que j'ai déjà noté, les deux me confortes dans mon envie. .. Tout ça parce que je suis comme Anne, déjà aux pieds d'Emmanuel Carrère !
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M
Tu as parfaitement raison, ils sont très différents, donc si l'auteur t'intéresse, tu pourrais attendre un peu et donner sa chance à un autre...
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M
De Carrère, j'ai lu et aimé "La classe de neige", "L'Adversaire", et "Je suis vivant et vous êtes mort", son livre sur Philip K. Dick. Celui-là, depuis sa sortie, j'hésite, je tourne autour, je ne sais pas trop, mais ta critique donne envie de sauter dessus (le livre, pas l'auteur, hein) !
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L
je n'avais lu que la classe de neige, que j'avais bien aimé. Mais après cette lecture du roman russe, je ne suis pas tentée de lire ses autres romans, je me dis qu'il n'y aura rien d'aussi fort, même s'ils sont apparemment très différents !
A
Lire ta version longue, je l'ai fait mais ça ne servait à rien: il y a bien longtemps que je suis aux pieds d'Emmanuel...J'ai bien aimé le pourquoi de cette lecture... ;-)
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L
s'il n'y avait eu cette genèse autour de ce livre, je ne m'y serais jamais intéressée ! (et j'aurais loupé qqch !)
K
Il me faisait de l'oeil depuis sa sortie et la lecture des avis élogieux des lecteurs et critiques. là, plus de choix: il faut vraiment le lire! je le surligne et souligne.
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L
attention Katell, il y a des avis contraires aussi : voir celui de Plume salée entre autres !
P
Laure je vais peut-être te décevoir, mais moi j'ai pas aimé le roman russe. Il m'en est resté un drôle de goût amer dans la bouche. En fait, les passages que j'ai préférés sont (contrairement à toi) ceux qui se passent en Russie… Je crois que le personnage (et donc l'auteur) manque beaucoup trop d'humilité à mon goût. Le côté "enfant gâté capricieux victime du déni familial" m'a horripilé à un point… !Quant à la nouvelle érotique, je l'ai trouvée simplement mauvaise. Et là encore je me suis dis : mais pour qui se prend-t-il ce type ?Bon bref j'arrête là parce que je risque de devenir désagréable. Ce serait bête, hein ?A bientôt, Karine la Plume (déjà couchée sans avoir le droit de se lever ça commence très fort !!)
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L
ahhh pense à tous les livres que tu vas pouvoir lire si la position allongée t'est prescrite (bon c'est facile à dire, je n'ai jamais connu cette obligation)je comprends  ton avis Karine, il est exactement comme celui de ma lectrice très déçue à la bibliothèque. C'est vrai que Carrère fait enfant gâté dans ce bouquin, mais il l'assume pleinement et le reconnaît dans son récit. J'ai trouvé la nouvelle érotique (et son usage) originale et inattendue... Quand aux passages en Russie, ben oui, chez moi, c'est typiquement ce qui ne m'intéresse pas...Enfin il semblerait que ce livre ne laisse pas tiède : soit on adore, soit on déteste !Mais c'est intéressant de pouvoir confronter ses points de vue...