Un roman russe - Emmanuel Carrère
Version courte : il FAUT lire ce livre !!!
(@ Philippe : moi aussi je zappe quand les critiques sont trop longues)
Version longue :
Attention, ce qui va suivre est une déclaration d’amour, pour une histoire d’amour russe, à moins que ce ne soit un roman russe, une histoire d’amour pas russe, peu importe, une déclaration
d’amour pour un magnifique roman récit !
Je n’avais pas l’intention de lire ce dernier livre d’Emmanuel Carrère, malgré toutes les bonnes critiques presse lues ici ou là. Et puis une lectrice de la bibliothèque, attirée par ces mêmes critiques, me l’a demandé. Elle me l’a rapporté quelques jours plus tard, très déçue : « Ah non vraiment, je ne comprends pas ! Tout ce sexe gratuit, c’est vulgaire, et ça n’apporte rien au livre » [après lecture je peux dire que rien n’est gratuit dans ce livre, et si on enlève un seul morceau, l’ensemble n’a plus de sens !] Je lui réponds « dommage, je l’aurais bien passé à ma bénévole préférée qui était tentée, ou lu moi-même ». « Non, inutile, elle n’aimera pas, ça ne lui plaira pas du tout, toi non plus, je suis sûre que vous ne le finirez pas ». Il n’en faut bien sûr pas plus pour m’attirer davantage ! Mais ce livre doit repartir dans 48 h et je le propose à ma bénévole, avec pour contrainte express de me le rendre dans les 48 h. Elle me le rapporte au bout de 24 h, sans mots, tellement bouleversée qu’elle ne peut que me dire : « il faut absolument que tu le lises ». Je lui fais confiance, il est rare que nos goûts divergent. Mais voilà, je vais à la BDP dans 24 h, ce livre est attendu par une autre bibliothèque du réseau, je ne serais pas sympa de le mobiliser. Alors tant pis s’il est 2 h du matin, je ne peux de toute façon pas m’en détacher ! Et à la lettre finale adressée à sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, j’essuie une larme.
Emmanuel Carrère n’a jamais connu son grand-père maternel, un homme d’origine russe, qui a toujours souffert de sa grande pauvreté, et qui avait du mal avec la vie familiale, abandonnant femme et enfant chez des amis, faute de pouvoir les loger. Emigrés, ils vivent à Paris, puis à Bordeaux, où en septembre 1944, il disparaît. Probablement arrêté pour faits de collaboration. Jamais sa famille ne saura ce qui lui est arrivé, jamais son décès ne sera prononcé. C’est une lourde souffrance pour sa fille, Hélène Carrère d’Encausse. Et quand son fil Emmanuel atteint presque l’âge qu’avait son grand-père lors de sa disparition, il veut y voir clair dans ces silences et ces vieux démons. Il part dans un petit village russe pour un reportage documentaire, à la rencontre d’un survivant hongrois, prisonnier de guerre. 56 ans après, cet homme est toujours vivant, pourquoi son grand-père ne le serait-il pas ? Il brave l’interdit (dicté par la souffrance) de sa mère pour reconstruire son histoire familiale, il repartira plusieurs fois en Russie.
En parallèle, l’année 2002 est l’année de l’amour, il vit avec Sophie, dont il est très amoureux, malgré une différence de milieu social qu’ils se reprochent mutuellement. Et il lui fait la plus belle déclaration d'amour qui soit, en écrivant une nouvelle sur commande pour le Monde, nouvelle érotique qui lui est destinée et qui devra paraître tel jour à telle heure, heure où elle sera dans le train et découvrira cette déclaration si osée et si bien anticipée. Mais la vie en décide autrement et Sophie ne sera pas dans le train, ne lira pas le texte. L’implication sur le réel est terrible.
Je me souviens de ces nouvelles du Monde, publiées l’été, mais je n’ai pas acheté le journal ce jour-là, une histoire pareille, je m’en souviendrais. Cette histoire d’amour sera aussi forte et belle qu’elle sera douloureuse.
Dans un entrecroisement parfait de quête familiale, d’événements souvent alcoolisés dans le petit village russe pendant le tournage, de sa relation à sa mère et à son amante, Emmanuel Carrère se livre, aussi intimement que sublimement. Une fois refermé, on ne peut plus oublier ce livre et il faut laisser du temps, beaucoup de temps, avant de pouvoir en ouvrir un autre.
Des extraits :
p.122 : « Autour d’eux, partout à Bordeaux et en France, il y avait une vérité sur laquelle tout le monde s’accordait : les résistants étaient des héros, les collaborateurs des salauds. Mais chez eux, une autre vérité avait cours : les résistants avaient enlevé et probablement tué le chef de la famille, qui avait été collaborateur et dont il savait bien que ce n’était pas un salaud. Il avait un caractère difficile, se mettait souvent en colère, mais c’était un homme droit, honnête et généreux. Ce qu’on pensait, on ne pouvait le dire au-dehors. Il fallait se taire, avoir honte. »
p. 308 : Je voyais mal comment, de ces images peut-être suffisantes pour monter un documentaire sur la vie quotidienne dans une petite ville russe, pourrait sortir quelque chose qui donnerait forme à ce qui m’obsédait : quelque chose qui tienne lieu de pierre tombale à mon grand-père pour qu’atteignant l’âge de sa mort je sois délivré de son fantôme, que je puisse vivre enfin. »
p. ? : « Je voudrais te mériter même si je sais que c’est trop tard ? Je voudrais dans l’absence et le manque écrire un livre qui raconte notre histoire, notre amour, la folie qui s’est emparée de nous cet été, et que ce livre te fasse revenir. »
JPB, si vous passez par là, je crois que ce livre vous plairait.
POL, mars 2007, 356 pages, prix : 19,50 €
Ma note : 5/5 (j’ai songé à 4,5/5 pour les rares passages en Russie que j’ai trouvé un peu longs, mais je mets 5 pour tout le reste, et l’émotion prégnante)
J’ai de plus en plus de mal à « noter », je ne suis pas un prof qui note une copie, qui suis-je pour me permettre de « noter » un roman, un récit, une œuvre ? Ces notes ne sont que le transfert de l’étoilage utilisé par Amazon ou d’autres sites comme critiques libres. Ce système a ses adeptes et ses détracteurs, je le maintiens pour le moment, parce que parfois un 5/5 vaut mieux qu’un long discours !
Crédit photo couverture : éd. POL et Amazon.fr