Les jardins d'Hélène

Arpenter la nuit – Leila Mottley

16 Septembre 2022, 08:44am

Publié par Laure

Traduit de l’américain par Pauline Loquin

 

Kiara Johnson a dix-sept ans et une vie bien loin de l’insouciance adolescente dans ce quartier d’Oakland en Californie. Son père est mort, sa mère est internée, son frère aîné Marcus se laisse vivre en espérant devenir une star du rap, et son petit voisin Trevor, neuf ans, est souvent seul, sa mère junkie étant incapable de l’élever. Ses petits boulots ne suffisent plus à payer le loyer et à nourrir tout le monde. C’est un peu par hasard qu’elle tombera dans la prostitution, y voyant d’abord un argent facile détaché de toute sensation, jusqu’à être prise au cœur d’un réseau mené par des policiers sans scrupules.

C’est une piscine à crottes qui ouvre le roman et en donne le ton. L’ex de Dee, la mère de Trevor, y jette rageusement toutes les crottes de chiens qu’il a pu trouver dans les sacs plastiques des poubelles du coin. Une piscine que personne n’utilise et qui tait une histoire dramatique.

Dit comme cela, ça peut paraître glauque, sordide et déprimant. Et pourtant ! Quelle force dans le personnage de Kia, quelle maturité et beauté dans l’écriture ! D’ordinaire, je ne fais pas de lien avec la personnalité de l’auteur, mais là, il est à noter que ce premier roman a été écrit à l’âge de dix-sept ans, Leila Mottley en a aujourd’hui dix-neuf. Une courte postface de l’autrice explique comment elle s’est inspirée d’un fait réel pour montrer la vulnérabilité et l’invisibilité de ces jeunes femmes noires en danger permanent.

La lumière et l’espoir arrivent néanmoins, même si le roman reste grave… et beau à la fois. L’attachement de Kiara à Trevor et sa force pour l’élever, sa détermination à porter à bout de bras une famille disloquée, sans jamais se plaindre sur son sort, sont éminemment touchants.

Un très beau personnage pour un très bon premier roman.

 

Extraits :

p. 24/25 : « Maman accusait la prison de la mort de papa, ou plutôt elle accusait ceux qui avaient fait en sorte qu’il finisse là-bas, c’est-à-dire qu’elle accusait la rue. Papa, c’était ni un escroc ni un dealer et d’ailleurs je ne l’ai vu défoncé qu’une seule fois, un jour où il fumait un bang près de la piscine à crottes avec Oncle Ty. Mais peu importe, parce que tout ce que voyait maman c’était l’image du jour où papa s’est fait arrêter, des bouches distordues de ses amis quand les flics se sont pointés et qu’ils les ont plaqués contre les murs. Peu importe ce qu’ils avaient fait ou pas parce que maman avait besoin d’accuser quelqu’un ou quelque chose et qu’elle avait le cuir bien trop fragile pour en vouloir au monde lui-même, pour supporter le cliquetis des menottes, la facilité avec laquelle les flics les ont glissées aux poignets de papa. […]

Le cancer était tellement avancé qu’il n’y avait en fait aucun espoir que ça s’arrange, alors papa a dit non quand maman l’a supplié d’essayer la chimio et la radiothérapie. Il a dit qu’il refusait de partir en la laissant s’endetter à cause de ses factures d’hôpital.

Une mort rapide qu’on a trouvée particulièrement lente. »

 

p. 30 [avec une copine elles participent à des enterrements pour y manger à leur faim aux buffets] : « Les jours d’enterrement, c’est notre jugement dernier à nous : on joue aux voleuses mais en réalité on cherche juste une excuse à nos larmes, puis on se ressaisit, on mange jusqu’à ne plus en pouvoir et on trouve un coin où danser. Les jours d’enterrement, c’est l’apogée de nos anciens nous, l’occasion d’organiser nos propres commémorations pour ceux qu’on n’a pas enterrés comme il fallait. Masi les enterrements ont toujours une fin et on doit tous retourner à l’effervescence de la vie, alors je respire une dernière fois le parfum de cette pièce et je me relève. »

 

p. 169 : « Je crois que ce jour pourrait être celui que j’attendais. Le jour où mon frère va décider de redresser la tête et de réapprendre à tenir plus ou moins le coup dans cette vie. Le jour où il va poser sa tête sur mes genoux et me laisser le bercer. Il pourrait même me prendre la main ou me demander pourquoi j’ai des bleus en travers de la poitrine. Il y a des moments comme ça où j’ai l’impression d’être coincée entre la mère et l’enfant. Où j’ai l’impression d’être nulle part. »

 

 

Albin Michel, coll. Terres d'Amérique, août 2022, 401 pages, prix : 21,90 €, ISBN : 978-2-226-45664-9

 

 

Crédit photo couverture : © Narcisse © plainpicture / Ralf Mohr

Commenter cet article