(un clic sur les couvertures renvoie à un billet quand il y en a un)
En septembre j'ai abandonné :
(m'y suis ennuyée, peinant à entrer dans l'histoire, que j'ai trouvée davantage construite comme un assemblage d'articles sur les sujets chers à l'autrice, pourtant j'aime ses romans habituellement)
J'ai tout aimé dans cet album qui revisite une fable mettant en scène un corbeau et un renard : un texte original qui remet à sa place un arrogant et pédant corbeau fier d'être très haut placé (on y verra les références que l'on veut !) et un délicieux renard bien plus humble et sincère ; des illustrations choisies dans une palette chromatique limitée mais ô combien réussie ; la possibilité d'ébaucher une réflexion sur la solitude du pouvoir, l'amitié, la peur de l'autre, etc.
« Piloti est un chien. C’est même un teckel nain. » Piloti a un œil bleu, et l’autre brun. Piloti a un maitre qui le prend en photo dans divers décors naturels, de la forêt à la mer en passant par un tronc d’arbre tordu, mais aussi dans son intérieur. Un maître qui s’interroge sur sa relation à son petit chien. « Il y a un grand mystère dans notre grande entente. Après réflexion : voici ma conclusion. Piloti est un être teckel et moi un humain nain. » Piloti n’est pas de sa famille et pourtant il en fait partie, quel lien les unit donc ?
Coup de cœur pour cet album jeunesse qu’on peut lire et aimer à tout âge, qui fait réfléchir à l’attachement, et pour ses superbes photos (cadrage, couleurs, lumière, choix du décor).
La mise en page est réussie (court texte sur une à quatre lignes page de gauche sur fond blanc, photo pleine page page de droite), sobre mais efficace. Même les pages intérieures de couverture sont travaillées : un œil bleu pupille noire au début, un œil brun pupille noire à la fin. Piloti en a de la chance d’être le héros de ce si bel album, et c’est autant grâce à lui qu’à son maitre.
Kiara Johnson a dix-sept ans et une vie bien loin de l’insouciance adolescente dans ce quartier d’Oakland en Californie. Son père est mort, sa mère est internée, son frère aîné Marcus se laisse vivre en espérant devenir une star du rap, et son petit voisin Trevor, neuf ans, est souvent seul, sa mère junkie étant incapable de l’élever. Ses petits boulots ne suffisent plus à payer le loyer et à nourrir tout le monde. C’est un peu par hasard qu’elle tombera dans la prostitution, y voyant d’abord un argent facile détaché de toute sensation, jusqu’à être prise au cœur d’un réseau mené par des policiers sans scrupules.
C’est une piscine à crottes qui ouvre le roman et en donne le ton. L’ex de Dee, la mère de Trevor, y jette rageusement toutes les crottes de chiens qu’il a pu trouver dans les sacs plastiques des poubelles du coin. Une piscine que personne n’utilise et qui tait une histoire dramatique.
Dit comme cela, ça peut paraître glauque, sordide et déprimant. Et pourtant ! Quelle force dans le personnage de Kia, quelle maturité et beauté dans l’écriture ! D’ordinaire, je ne fais pas de lien avec la personnalité de l’auteur, mais là, il est à noter que ce premier roman a été écrit à l’âge de dix-sept ans, Leila Mottley en a aujourd’hui dix-neuf. Une courte postface de l’autrice explique comment elle s’est inspirée d’un fait réel pour montrer la vulnérabilité et l’invisibilité de ces jeunes femmes noires en danger permanent.
La lumière et l’espoir arrivent néanmoins, même si le roman reste grave… et beau à la fois. L’attachement de Kiara à Trevor et sa force pour l’élever, sa détermination à porter à bout de bras une famille disloquée, sans jamais se plaindre sur son sort, sont éminemment touchants.
Un très beau personnage pour un très bon premier roman.
Extraits :
p. 24/25 : « Maman accusait la prison de la mort de papa, ou plutôt elle accusait ceux qui avaient fait en sorte qu’il finisse là-bas, c’est-à-dire qu’elle accusait la rue. Papa, c’était ni un escroc ni un dealer et d’ailleurs je ne l’ai vu défoncé qu’une seule fois, un jour où il fumait un bang près de la piscine à crottes avec Oncle Ty. Mais peu importe, parce que tout ce que voyait maman c’était l’image du jour où papa s’est fait arrêter, des bouches distordues de ses amis quand les flics se sont pointés et qu’ils les ont plaqués contre les murs. Peu importe ce qu’ils avaient fait ou pas parce que maman avait besoin d’accuser quelqu’un ou quelque chose et qu’elle avait le cuir bien trop fragile pour en vouloir au monde lui-même, pour supporter le cliquetis des menottes, la facilité avec laquelle les flics les ont glissées aux poignets de papa. […]
Le cancer était tellement avancé qu’il n’y avait en fait aucun espoir que ça s’arrange, alors papa a dit non quand maman l’a supplié d’essayer la chimio et la radiothérapie. Il a dit qu’il refusait de partir en la laissant s’endetter à cause de ses factures d’hôpital.
Une mort rapide qu’on a trouvée particulièrement lente. »
p. 30 [avec une copine elles participent à des enterrements pour y manger à leur faim aux buffets] : « Les jours d’enterrement, c’est notre jugement dernier à nous : on joue aux voleuses mais en réalité on cherche juste une excuse à nos larmes, puis on se ressaisit, on mange jusqu’à ne plus en pouvoir et on trouve un coin où danser. Les jours d’enterrement, c’est l’apogée de nos anciens nous, l’occasion d’organiser nos propres commémorations pour ceux qu’on n’a pas enterrés comme il fallait. Masi les enterrements ont toujours une fin et on doit tous retourner à l’effervescence de la vie, alors je respire une dernière fois le parfum de cette pièce et je me relève. »
p. 169 : « Je crois que ce jour pourrait être celui que j’attendais. Le jour où mon frère va décider de redresser la tête et de réapprendre à tenir plus ou moins le coup dans cette vie. Le jour où il va poser sa tête sur mes genoux et me laisser le bercer. Il pourrait même me prendre la main ou me demander pourquoi j’ai des bleus en travers de la poitrine. Il y a des moments comme ça où j’ai l’impression d’être coincée entre la mère et l’enfant. Où j’ai l’impression d’être nulle part.»
Albin Michel, coll. Terres d'Amérique, août 2022, 401 pages, prix : 21,90 €, ISBN : 978-2-226-45664-9
Ce récit de Caroline Laurent fait référence à son premier ouvrage, co-écrit avec Évelyne Pisier, Et soudain, la liberté, que j’avais beaucoup apprécié.
Le 4 janvier 2021, Caroline Laurent découvre qu’Évelyne Pisier, son amie décédée en 2017 avant la fin de leur livre écrit ensemble, savait et n’a rien dit de ce qui défraie dès lors la chronique : l’inceste dont fut victime son fils, infligé par son beau-père l’homme qui était alors son deuxième mari (l’affaire est racontée par sa fille par Camille Kouchner dans son récit intitulé la familia grande.)
Pour Caroline Laurent, c’est un coup de massue d’une rare violence. Après avoir surmonté le deuil, c’est le deuil d’une amitié qu’elle croyait sincère qu’il faut endurer, et l’incapacité d’écrire à nouveau. Le pourra-t-elle un jour ?
J’ai abordé ce livre comme toujours sans en avoir lu la quatrième de couverture et sans savoir de quoi il parlait. Ayant beaucoup aimé son précédent roman également (Rivage de la colère) j’avais fait mon choix sur son seul nom d’autrice. J’ai donc été un peu perdue et déstabilisée. Il ne s’agissait vraisemblablement pas d’un roman, et je ne comprenais pas de quoi elle parlait. (Car jamais elle ne citera de nom, c’est le rappel de son premier livre qui fera le lien et internet qui m’apportera la réponse) Mais son texte, si personnel, si beau, m’a plu d’emblée. Il reste intimiste et touche au deuil, à la création, à la trahison. Suivre le cheminement de ses pensées et son avancée pour retrouver le désir et la capacité d’écrire est intéressant car superbement écrit (elle a donc amplement réussi !)
L’ouvrage reste difficile à conseiller en bibliothèque je trouve, car ce n’est pas un roman, et il a trait à un point particulier de la vie et de l’œuvre d’une écrivaine et éditrice. Je crois qu’on l’appréciera mieux si l’on a déjà lu Caroline Laurent auparavant, et notamment son premier livre, Et soudain, la liberté. Bien sûr la trahison reste un sujet universel mais son lien étroit à l’écriture ici ne le rend pas si facile à partager.
Quelques extraits :
p. 14 / 163 (numérique) : « Au départ, il m’a semblé que la meilleure façon de restituer la catastrophe consisterait à raconter point par point la journée du 4 janvier. J’ai fait machine arrière. Au fil des détails ma plume s’encrassait, je veux dire par là qu’elle devenait sale, douteuse – journalistique. Sans doute servait-elle à un public abstrait ce que celui-ci réclamait : de l’affect et du drama. Je ne veux pas de drama.
Consigner des instantanés me paraît plus juste, parce que plus proche de ce que j’ai vécu. Ces éclats sont à l’image de ma mémoire fragmentée. Ils me poursuivent comme une douloureuse empreinte – la marque d’une mâchoire humaine sur ma peau. »
p. 17 / 163 (numérique) « Le chagrin est un pays de silence. On le croit à tort bruyant et démonstratif, mais c’est la joie qui s’époumone partout où elle passe. Le chagrin, le vrai, commence après les larmes. Le chagrin commence quand on ne sait plus pleurer. »
p. 57/163 (numérique) « Je me suis souvent demandé si je voulais écrire ce que je vivais, ou bien si je vivais ce qui me permettrait d’écrire. Je n’ai pas la réponse. A mes vingt-huit ans je n’aurais jamais pensé vivre une folle histoire d’amitié avec un livre, pas plus que je n’aurais imaginé revenir dessus cinq ans plus tard, toujours dans un livre. Suis-je le fantôme de moi-même ? Aux extrémités de la corde qui enserre mon cou, deux textes sont là qui disent la perte, mais la perte a changé de nature. Après avoir perdu un être de chair, j’ai perdu un être de fiction. Ecrire est une folie. (…) Vaille que vaille, cependant, quelque chose lutte en moi. Appelons ça le désir. Lui seul nous tient debout. Il est notre illusion suffisante. »
p. 136/163 (numérique) : « L’amour, la mort
Et rien que des mots pour en témoigner. Comment les deux pôles de l’existence peuvent-ils se confondre à ce point ?
Pauvreté du langage.
Un jour nous naissons. Un jour nous mourons.
La vie est ce qui nous échappe entre deux dates que nous ne choisissons pas. »
Les escales, août 2022, 208 pages, prix : 20 €, ISBN : 978-2-36569-582-4