A New York de nos jours, Gary Montaigu est un
écrivain reconnu sacralisé par l’International Book Prize.
Mais pour aller plus loin encore et rendre accessible à tous la littérature (qui n’en rêverait pas ?), il accepte de participer à
une émission de téléréalité, un écrivain, un vrai, qui montrera en direct son roman en train de s’écrire, et fonctionnera en interaction avec les
téléspectateurs qui voteront, et influeront sur le scénario. L’image est devenue reine, le « j’aime, je partage » d’un site bien connu est
la seule pensée restante, le storytelling a pris le pas de la création.
Fortement pressé par sa femme Ruth, opportuniste, ambitieuse, attirée par les paillettes, la gloire et la reconnaissance de
« femme de », persuadée que sans elle son mari ne serait rien, jusqu’où l’écrivain pourra-t-il aller dans cette compromission ? Il étouffe, ne se reconnaît plus, ne peut plus
écrire.
Mêlant deux temps différents, le début de l’émission, et la reprise du tournage quelques mois plus tard après un mystérieux accident
dont on n'aura les clés que vers la fin, le roman interroge sur la place de la littérature de nos jours, l’omniprésence de l’image, de la facilité et de
l’immédiateté, avec un constat assez peu optimiste mais des plus réalistes face à l’indigence télévisuelle qu’on nous sert. Le tout servi avec subtilité.
Ironique, salutaire, à la fois déprimant et réconfortant (où en est-on arrivé et faut-il encore se battre ?), je ne vous dévoile
pas la fin, mais combien seront-ils à y croire encore ?
p. 22 : « Il avait longuement hésité
avant d’accepter le projet mais aujourd’hui il était content d’avoir signé le contrat. Ce n’était plus possible pour la littérature de tourner le dos au monde afin de se préserver face aux
nouveaux modes de communication et aux nouveaux supports, le monde changeait à une vitesse vertigineuse, devenait à chaque seconde de plus en plus incompréhensible et insaisissable. Il y avait un
sacré boulot pour les écrivains. Miles fit claquer sa langue en signe d’approbation. »
p. 47 : « Gary posa ses mains à côté du clavier et attendit mais sa tête était
vide. Les caméras tournaient et lui, il ne bougeait pas. Quel échec. Pourtant il trouvait toujours l’idée d’une téléréalité intéressante. Il parlait de livres, de romans, il rendait accessible la
capacité des écrivains à transformer leur vision du monde en réflexion, en fiction. La littérature était enfin à la portée de tous et reflétait la société. Mais cette intrusion systématique dans
son travail était insupportable. Il ne savait plus où il en était. J’aime, je partage. Apparemment il n’y avait pas eu beaucoup de j’aime la veille. Miles n’était pas content. »
p. 59/60 : « Avec son émission de
téléréalité il écrivait son roman en direct. Y avait-il des conséquences sur son écriture ? Gary réfléchit un long moment et une fois qu’il eut fini de réfléchir il dit avec beaucoup
d’émotion dans la voix qu’il était vigilant quant à son travail de romancier et que bien évidemment cela influait sur son écriture. Il devait prendre en compte tous les avis et son roman se
réduisait au fur et à mesure et tout ça pour séduire le télé-lecteur. Il fabriquait désormais de la banalité, en faisait une star, un mythe. Les idées de son roman étaient ordinaires, petites,
sans complexité. L’exaltation de la médiocrité. (…) »
p. 123 : « Gary retourne sa chaise et contemple la feuille vide devant lui. Il se
tâte pour écrire mais à quoi bon ? ça ne sert plus à rien. Le monde sombre dans l’ignorance, dans la déshumanisation, dans le totalitarisme, dans l’obsession de la sécurité, dans le profit,
les hommes sont réduits à n’être plus que des vecteurs économiques, il y a trop d’hommes et ils ne comptent plus du tout, l’esprit critique n’est plus possible, remplacé par j’aime, je partage et lui, il se demande si ça sert encore à quelque chose d’écrire. À une époque, il pensait que la littérature contribuait à la construction
de la société, qu’elle apportait une vision des choses. Elle était cet intervalle où il était encore possible de penser en continu, avec un fil conducteur. L’image, le mot par l’image, la
transparence, la confession, accepter l’idée que l’image l’ait emporté, l’envie de baisser définitivement les bras, ne plus désirer changer le monde. Et
maintenant ? »
p.135 : « Deux jeunes achetaient un
sandwich au stand d’un vendeur ambulant et le regardèrent bizarrement quand il passa à côté d’eux. En ralentissant il leur demanda s’ils lisaient des livres mais ils ne dirent rien, ils
l’observèrent juste.
Non ? C’est bien ce que je pensais. Vous pouvez regarder
mon roman à la télé. On n’a plus à s’embêter à lire. C’est le début du repos éternel pour le cerveau. Les grandes vacances. »
Une résonance particulière avec mon quotidien professionnel encore particulièrement éprouvé ces derniers jours (non les élèves d’une
classe de 4ème ne sont plus capables de lire un roman ado contemporain de 300 pages, prévenus 6 semaines avant de la rencontre avec son auteur et moins d’un tiers du groupe l’aura lu
au moment d’en débattre avec l’auteur – alors s’ils n’y arrivent pas sur un roman, comment voulez-vous qu’ils y arrivent sur 10 romans d’un prix des lecteurs sur une année scolaire… Et ce n’est
pas du Balzac hein, mais de la fiction contemporaine d’auteurs reconnus en littérature jeunesse)…
Résonance réitérée par Philip Roth dans son interview au Monde ce 14 février 2013 dans cette réponse à la
question :
"On achète toujours des livres, mais les lit-on vraiment
?
Un vrai lecteur de romans, c'est un adulte qui lit, disons, deux ou trois
heures chaque soir, et cela, trois ou quatre fois dans la semaine. Au bout de deux à trois semaines, il a terminé son livre. Un vrai lecteur n'est pas le genre de personne qui lit de temps en
temps, par tranches d'une demi-heure, puis met son livre de côté pour y revenir huit jours plus tard sur la plage. Quand ils lisent, les vrais lecteurs ne se laissent pas distraire par autre
chose. Ils mettent les enfants au lit, et ils se mettent à lire. Ils ne tombent pas dans le piège de la télévision, et ils ne s'arrêtent pas toutes les cinq minutes pour faire des achats sur le
Net ou parler au téléphone. Mais c'est indiscutable, le nombre de ces gens qui prennent la lecture au sérieux baisse très rapidement. En Amérique, en tous cas, c'est certain.
Les causes de cette désaffection ne se limitent pas à la multitude de
distractions de la vie d'aujourd'hui. On est obligé de reconnaître l'immense succès des écrans de toutes sortes. La lecture, sérieuse ou frivole, n'a pas l'ombre d'une chance en face des écrans :
d'abord l'écran de cinéma, puis l'écran de télévision, et aujourd'hui l'écran d'ordinateur, qui prolifère : un dans la poche, un sur le bureau, un dans la main, et bientôt, on s'en fera greffer
un entre les deux yeux. Pourquoi la vraie lecture n'a-t- elle aucune chance ? Parce que la gratification que reçoit l'individu qui regarde un écran est bien plus immédiate, plus palpable et
terriblement prenante. Hélas, l'écran ne se contente pas d'être extraordinairement utile, il est aussi très amusant. Et que pourrions-nous trouver de mieux que de nous amuser ? La lecture
sérieuse n'a jamais connu d'âge d'or en Amérique, mais personnellement, je ne me souviens pas d'avoir connu d'époque aussi lamentable pour les livres – avec la focalisation et la concentration
ininterrompue que la lecture exige. Et demain, ce sera pire, et encore pire après-demain. Je peux vous prédire que dans trente ans, sinon avant, il y aura en Amérique autant de lecteurs de vraie
littérature qu'il y a aujourd'hui de lecteurs de poésie en latin. C'est triste, mais le nombre de personnes qui tirent de la lecture plaisir et stimulation intellectuelle ne cesse de
diminuer."
Propos recueillis par Josyane Savigneau et traduits par Lazare Bitoun, © Le Monde
Interview en français et accès à l’intégralité de l’interview en anglais ici
À lire également sur le roman de Pia Petersen : l’excellent billet d’In cold blog, avec d’autres extraits.
Actes Sud, janvier 2013, 214 pages, prix : 20
€
Etoiles :
Crédit photo couverture : © Rodney Smith et éd. Actes
Sud