Molière à la campagne - Emmanuelle Delacomptée
Le récit d’une jeune enseignante, tout au long de son année de stage, entre la classe de 4ème dont elle a la charge en français, et la formation à l’IUFM (qui a changé de nom depuis).
Tout juste lauréate de concours, sans permis de conduire et donc sans voiture, la jeune femme, citadine francilienne, est nommée professeur stagiaire au fin fond de la Normandie. On peut y voir, au départ notamment, avec un renversement sur la fin, une légère condescendance dans son approche du territoire rural.
2 aspects principaux dans ce récit : la vacuité culturelle et éducative des élèves, (et rien à voir avec la campagne, les comportements et discours décrits sont les mêmes que ceux de banlieue ou de n’importe où en France !) Le niveau est affolant, mais elle s’attache à ses bougres et tente de faire de son mieux pour ne pas les noyer davantage. Deuxième aspect : la formation initiale et pratique des enseignants : une calamité jargonnante qui ne les prépare en rien à la réalité du terrain, mais à un point tel que c’en est sidérant.
Un énième récit sur la difficulté du métier d’enseignant ? Celui-ci vise plutôt à démontrer l’inadéquation de la formation des professeurs, qui s’ils ont un excellent bagage universitaire dans leur discipline, restent démunis en pratique face à l’agressivité, au manque de respect, au désintérêt des élèves, etc.
On pourra reprocher à l’ouvrage de ne voir que le noir (ou alors tout est noir ?) : par exemple, il n’y a jamais 100 % de cancres petits caïds dans une classe, or dans le récit, on n’en est pas loin (un seul bon élève anxieux apparaît de temps en temps). De même côté formation, il ne doit quand même pas y avoir que des tuteurs dépressifs et des profs qui remplacent systématiquement le mot « parents » par « géniteurs d’apprenants » sous prétexte qu’il faut théoriser ?
Propos ordinaires de jeunes enseignants :
p. 64 : « - Je voudrais savoir comment faire lire des élèves qui écoutent Skyrock à longueur de journée.
- Pendant que j’essaie de les intéresser à la Princesse de Clèves, ils préfèrent feuilleter Closer sous les tables…, renchérit Alexandre discrètement.
- Et moi j’enseigne le latin, se plaint Romain. Ça suppose d’avoir envie de connaître les cas grammaticaux, Tacite, Tite-Live ou Pline le Jeune, de s’intéresser aux guerres puniques ou aux rois étrusques ! L’autre jour un élève a confondu Hannibal, l’allié des Carthaginois, avec Hannibal Lecter : il pensait qu’il dévorait ses adversaires ! »
L’enjeu de cette année de stage pour l’enseignant est la titularisation : bienvenue dans le grand bain, redoublement pour se donner un peu plus de temps et s’aguerrir, ou démission pour certains.
L’année des désillusions ou l’envie de se battre pour transmettre un savoir, a minima.
Conclusion réaliste de l’inspecteur, p. 257-258 :
« - Allez, allez, vous faites dans les sentiments, c’est très gentil, mais ne soyons pas naïfs… Ils ne se sentent pas concernés par tout ça, vos élèves. Je ne sais pas ce qu’ils deviendront, mais il faut leur souhaiter bonne chance. C’est beaucoup plus facile pour les fils d’avocats, de sénateurs ou d’enseignants. Ils sont tranquilles eux… Mais les petits gamins comme ceux que vous aviez cette année, c’est pas nous qui changerons leur destin.
Devant mon air interloqué, Fernand reprend, un ton plus bas :
- Je ne dis pas qu’on n’essaie pas, attention ! Mais entre nous, on n’y arrive pas… Vous le voyez bien, vous n’êtes pas dupe quand même… ? Qui l’ignore encore ? ça fait quarante ans que je travaille dans le système… C’est devenu trop lourd, trop immobile tout ça… On manque d’audace pour faire des changements de fond qui ne plaisent pas à tout le monde ! Alors on joue aux savants, on utilise des mots compliqués pour donner l’impression qu’on maîtrise… On invente des petites réformes qui font de mal à personne… Et pendant ce temps, le niveau dégringole… Alors on gonfle les notes pour que ça se remarque pas trop. Vous avez bien vu avec vos élèves ? ça y est, c’est fini, la plupart des portes sont fermées ! Ils ne feront pas ce qu’ils veulent… C’est comme ça… Enfin, il faut garder de l’espoir, vous commencez le métier, me dit-il en se redressant soudainement. J’espère que je ne vous démotive pas trop. Ce n’est pas le but… Bonne chance pour la suite, mademoiselle, conclut-il en me serrant la main. Battez-vous comme vous pouvez. […] »
Des propos lucides. En tout cas qui correspondent pile à ce que je vois avec mes 4ème (je ne suis pas enseignante mais j’interviens en collaboration avec les enseignants de français et les profs-doc sur certains projets en littérature jeunesse)
Je n’ouvre pas le débat, il est quasi sans fin et toujours passionné. Parce qu’on a tous été élèves, qu’on est souvent parent d’élèves. On a tous un avis sur l’éducation à la française, les modèles d’autres pays, la société, etc. D’ailleurs, à peine ce livre refermé, on a débattu pendant une heure avec mes enfants. Ça n’a pas été reposant, mais c’est sans doute le point de départ évident de ce livre : discuter ! Critiquer, défendre ses idées, souhaiter des solutions. Mais c’est pas en changeant de ministre tous les 6 mois avec une réformette pour chacun qu’on y arrivera…
Flammarion, août 2014, 263 pages, prix : 16,50 €
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Crédit photo couverture : © éd. JC Lattès