Reconnaissance - Pierre Péju
p. 27 : « - J’ignore complètement d’où viennent les récits pour lesquels je m’épuise à trouver des mots. Au fond, je ne crois pas que quiconque puisse inventer. Pas plus un roman qu’un conte. Comme si tout était déjà raconté quelque part. Comme si chaque récit préexistait à sa narration.
- Rien de vraiment fictif non plus, selon vous ?
- Difficile de dire quelle part de réalité est présente dans une fiction, ni quelle quantité de fiction déforme en permanence ce que nous appelons le réel.
- Vous et moi, à l’instant : êtres réels ou personnages ?
- Peut-être morts depuis longtemps. Disparus. Revenants. »
Le narrateur, qui ressemble fort à l’auteur lui-même, est en train d’achever un roman. Lors d’une randonnée en montagne, il croise dans un refuge un étonnant personnage, à la recherche de son ombre et d’un pont mystérieux, ce dernier lui offre « le Cristal du Temps », un bloc transparent qui permet d’accéder à tous ses souvenirs et à tous ses rêves passés.
Le narrateur y plonge son regard et des moments de sa vie, réels ou rêvés, surviennent. Les fragments forment une enfilade d’histoires, pas toujours liés, le texte paraît exigeant, du moins ne se livre pas facilement, c’est l’impression que j’ai eue au départ, dans ce désordre apparent.
Puis l’œuvre prend davantage sens et le conte offre une réflexion sur le temps qui passe, sur la place de la mémoire et du souvenir quand on approche de la fin de sa vie, sur la part de la fiction dans la réalité, à moins que ce ne soit l’inverse.
Le récit dit au passage aussi les grands drames du monde contemporain. La langue est belle, souvent poétique. La fin est très belle, après une étonnante projection dans le futur. Il y a matière à relire dans cet ouvrage, et à relire différemment encore. Etrange mais touchant et remarquable.
P. 129 : « Oui, une journée vient de s’écouler. Tout est si lent, si fulgurant, et demain est si vite hier ! Pourtant c’est la possibilité de pareils instants qui augmente le plaisir de vivre. Encore faut-il savoir les accueillir, ces instants, les laisser s’approcher sur leurs pattes légères. Le bonheur ne consiste sans doute qu’en ce pur passage. Bonheur flotté sur la mer des jours. On ne se baigne jamais deux fois dans le même lac. On ne glisse jamais deux fois sur la même page, avec les mêmes mots, la même lumière. Bonheur entre les actes. Pourquoi faut-il que les signes de ces discrets bonheurs s’effacent presque aussitôt ? Pourquoi oublie-t-on si vite ces clartés singulières ? Peut-être parce que le fait de parler d’un bonheur, de l’écrire, c’est déjà déclarer sa perte. C’est ainsi qu’on se retrouve pieds nus, seul, dans la vase gluante des ratures. Bonheur volatilisé ! Car c’est volatil, le bonheur. Il suffit d’un rien pour le troubler, le fêler, le gâcher, le retourner en son contraire. »
p. 258 : « De la même façon que le bonheur est rétrospectif, on ne comprend souvent que tout est fini que bien longtemps après l’indication de la fin. »
p. 278 : « Parfois, l’éclat le plus vif provient de journées lointaines, pourtant d’une surprenante et définitive banalité. Le grand ordinaire. Les lenteurs quotidiennes. Le courant faible de la vie. On se souvient de ça mieux de tout le reste. »
Gallimard, janvier 2017, 358 pages, prix : 21 €, ISBN : 978-2-07-269735-7
Crédit photo couverture : © éd. Gallimard