L'autre fille - Annie Ernaux
D'emblée j'ai aimé l'idée même de cette collection : « Quand tout a été dit sans qu'il soit possible de tourner la page, écrire à l'autre devient la seule issue. Mais passer à l'acte est risqué. Ainsi, après avoir rédigé sa Lettre au Père, Kafka avait préféré la ranger dans un tiroir. Ecrire une lettre, une seule, c'est s'offrir le point final, s'affranchir d'une vieille histoire. La collection « Les Affranchis » fait donc cette demande à ses auteurs : « Ecrivez la lettre que vous n'avez jamais écrite » . »
J'ai choisi pour commencer le texte d'Annie Ernaux, lettre à sa sœur aînée disparue avant sa naissance, et dont elle n'a appris l'existence que par accident (en était-ce bien un d'ailleurs?). Tout au long de sa réflexion, l'auteur s'interroge sur son rapport à ses parents, à cette sœur qui n'a pas vécu, sur sa place de « remplaçante », et sur ce que cet événement a pu apporter dans son rapport à l'écriture. Analyse pertinente et intéressante, j'aime la plume précise et juste d'Annie Ernaux, et il apparaît comme une évidence que ce court texte s'inscrit parfaitement dans son œuvre, pièce supplémentaire d'un puzzle familial autobiographique et littéraire.
On souligne volontiers beaucoup de phrases, et ce petit opuscule fait partie de ces livres qu'on garde parce qu'un jour sans doute on le relira.
p. 15/16 : « Je joue près d'elles avec la petite fille, elle s'appelle Mireille, à courir et nous attraper. Je ne sais pas comment j'ai été alertée, peut-être la voix de ma mère plus basse d'un seul coup. Je me suis mise à l'écouter, comme si je ne respirais plus.
Je ne peux pas restituer son récit, seulement sa teneur et les phrases qui ont traversé toutes les années jusqu'à aujourd'hui, se sont propagées en un instant sur toute ma vie d'enfant comme une flamme muette et sans chaleur, tandis que je continuais de danser et de tournoyer à côté d'elle, tête baissée pour n'éveiller aucun soupçon.
[Ici, il me semble que les paroles déchirent une zone crépusculaire, me happent et c'en est fini.]
Elle raconte qu'ils ont eu une autre fille que moi et qu'elle est morte de la diphtérie à six ans, avant la guerre, à Lillebonne.
[…]
elle dit de moi elle ne sait rien, on n'a pas voulu l'attrister
A la fin, elle dit de toi elle était plus gentille que celle-là
Celle-là, c'est moi. »
p. 40 : « Depuis le début, je n'arrive pas à écrire notre mère, ni nos parents, à t'inclure dans le trio du monde de mon enfance. Pas de possessif commun. [Cette impossibilité est-elle une façon de t'exclure, de te renvoyer l'exclusion qui a été la mienne dans le récit du dimanche d'été?]
Un court mais très grand texte, qui donne qui plus est l'envie d'aller (re)lire les autres romans d'Annie Ernaux.
L'article de Bernard Desportes sur bibliObs.fr
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Nil éditions, collection Les Affranchis, mars 2011, 77 pages, prix : 7 €
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Crédit photo couverture : Nil éd., Joël Renaudat / éditions Robert Laffont