On ne voyait que le bonheur - Grégoire Delacourt
Ce nouveau roman de Grégoire Delacourt est un chef d’œuvre ou s'en approche de très près, et je pèse mes mots. Pourtant, je n'étais pas fan de Delacourt, j'avais aimé La liste de mes envies, en avais mesuré les qualités et les défauts, l'écrivain de la famille m'était tombé des mains, et le "Scarlett" [comme quoi on voit bien ce que les médias nous en font retenir] ne m'a jamais attirée.
J'ai eu la chance de pouvoir découvrir ce titre en service de presse numérique, et une fois commencé, n'ai plus pu m'arrêter.
Peut-on évaluer le prix d'une vie ? Les assureurs le font très bien, selon les circonstances du décès. Entre 30 et 40 000 euros la plupart du temps. Antoine, qui approche de la quarantaine, expert automobile pour les assurances, dresse un bilan de sa vie. Ses parents, qui n'ont jamais été démonstratifs s'aimaient-ils vraiment, l'ont-ils jamais aimé, désiré ? Comment sa mère a-t-elle pu tourner le dos et fuir ainsi ? Peut-on être un bon père quand on n'a pas connu l'amour dans son enfance, ou quand on a du moins cette impression ? Mais de même peut-on être un bon fils, à l'annonce du cancer de votre père et de sa mort annoncée ?
De courts chapitres qui s'enchaînent à toute vitesse, non pas numérotés traditionnellement mais qui ont pour titre des valeurs (des sommes en euros la plupart du temps, symboles de bribes de vie), écrits à la première personne (le je pouvant représenter des narrateurs différents), mais le plus présent étant Antoine qui s'adresse à Léon, son fils. Raconte son enfance, ses parents, ses sœurs jumelles, le drame, le langage amputé de l'une d'entre elles, le lecteur sent une boule au ventre grandir, c'est noir, sombre, mais tellement juste. Jusqu'à se prendre une énorme claque en fin de première partie.
Une deuxième partie qui prend davantage le temps d'analyser, et une troisième qui donne la parole à la fille d'Antoine, adolescente. Terrible et absolument magnifique.
Si vous aimez les feel good books, passez votre chemin. On est très loin de La liste de mes envies. Si vous aimez les romans intimes qui décortiquent le cœur et l'âme, dans toute leur obscurité, vous ne pourrez qu'aimer ce livre. Soyez rassurés, la fin apporte un éclat de lumière.
Cette lecture est un vrai choc comme je les aime, on ne voit rien venir (comme sur ces photos de famille où l'on ne voyait que le bonheur) mais l'on se prend une claque monumentale, un texte d'une telle force et maîtrise qu'on en reste un peu sonné, à ne pas bien savoir quelle autre lecture pourrait bien suivre celle-ci. Chapeau bas, monsieur Delacourt. Pour moi incontestablement son meilleur roman, qui mériterait bien un prix d'automne.
p. 52/249 (attention, pagination numérique et non papier) : « On croit qu'on est venu au monde parce que nos parents s'aimaient et on découvre qu'ils ne nous désiraient pas assez pour rester avec nous. Grandir, c'est comprendre qu'on n'est pas autant aimé que ça. C'est douloureux. Moi aussi, je suis triste pour maman, triste qu'on ne soit plus une famille, que ça se soit passé comme ça, triste de voir que rien de dure jamais. Que l'amour aussi est lâche. Si tu savais comme je suis fatigué, Léon, comme j'ai du chagrin, cette nuit, à cause de cette chose horrible, de ce que je suis en train de faire. »
p. 208. « Parce que je devine qu'à un moment ou à un autre, derrière toute cette horreur, au-delà de l'effroi, il y a eu de l'amour. »
JC Lattès, août 2014, 360 pages, prix : 19 €
Crédit photo couverture : © éd. JC Lattès