Le sang des bêtes - Thomas Gunzig
Tom, la cinquantaine dépressive, tient un magasin de compléments alimentaires pour bodybuildés. Témoin de violences conjugales devant sa boutique il prend sous son aile une jeune femme perdue sans papiers, répondant au surprenant prénom de N7A. Enceta ? Non non N7A. Cette belle rousse affirme être une vache génétiquement modifiée pour avoir l’apparence d’une femme.
Autant dire que c’est un brin compliqué quand il la ramène chez lui, entre sa femme qui ne comprend pas, son père rescapé de la Shoah qui vient finir son cancer sur son canapé, et son fils largué par sa copine qui retrouve lui aussi sa chambre au foyer parental, tout cela le même jour.
Dès lors c’est absurde, burlesque et profondément réaliste - oui c’est paradoxal – mais tellement de réflexions contemporaines sur le spécisme, le bonheur, la vie de couple, la judéité, le genre et j’en passe se mêlent que le mélange en est vraiment réjouissant.
Chaque chapitre porte le nom d’un muscle, Gunzig s’amuse (et nous rappelle sa belgitude par quelques septante et nonante, tout en portant un regard très pertinent sur le monde, et depuis Feel Good je le suis avec plaisir. Avec ce dernier roman, il ne me déçoit pas.
Extraits :
p. 125 : " - Je sais très bien qui je suis ! le coupa N7A. Je suis une vache génétiquement modifiée qui ressemble à une jeune femme et mon nom est un numéro de série !
- Voilà, fit Jade, elle sait très bien qui elle est et elle sait très bien ce qu'elle veut ! Mais évidemment, comme vous êtes un homme, quand une femme ne pense pas comme vous, c'est qu'elle a forcément tort et vous ne pouvez pas vous empêcher de lui expliquer... C'est ce qu'on appelle le "mansplanning" mais ça, votre esprit étroit ne l'accepte pas !"
p. 119 : "L'appartement de Jérémie et Jade se trouvait dans un quartier qui avait été, quelques années plus tôt, un quartier populaire. Le genre de quartier qui avait attiré la plupart de ses habitants "d'origine étrangère" avec les loyers bon marché qu'on y pratiquait alors. Il y avait des boucheries hallal, des boulangeries marocaines, des salons de thé dans lesquels des hommes taciturnes fumaient la chicha. Ce quartier évoquant le désordre et la désinvolture propres aux petites villes méditerranéennes avait, pendant des années, servi d'argument électoral à la fois aux partis de droite nationaliste mettant en garde la population contre un hypothétique "Grand remplacement" et aux partis de gauche militant pour la richesse de la diversité et ses supposés avantages pour la civilisation. Aucune de ces deux tendances n'avait envisagé que l'endroit changerait finalement de lui-même, sous l'effet d'une force contre laquelle les idéologies ne peuvent rien : l'économie. Une nouvelle génération de jeunes issus de la classe moyenne avait trouvé là un eldorado immobilier et ils s'y étaient installés, rénovant les appartements autrefois modestes en lofts, transformant les ateliers et les entrepôts en arrière-maisons avec jardin, prenant possession des épiceries et des cafés pour en faire des maisons dont les intérieurs célébraient les matériaux bruts et authentiques, les carrelages vintage et les coloris s'inspirant avec une ironie involontaire des tonalités venues d'Afrique ou du Moyen-Orient. Les prix au mètre carré s'étaient mis à grimper, , les gens "d'originaire étrangère" qui n'étaient pas encore propriétaires s'installèrent ailleurs et ceux qui l'étaient déjà revendirent leurs appartements minuscules en faisant d'importantes plus-values leur permettant de quitter ces rues et ces avenues pour profiter de leur retraite dans une banlieue aérée, comme n'importe quel bourgeois."
Au diable Vauvert, janvier 2022, 222 pages, prix : 16€, ISBN : 979-10-307-0452-5
Crédit photo couverture : © Olivier Fontvieille / offgraphisme Illustration de couverture : ©image RMN-GP ; ©rawpixel.com / et éd. Au diable vauvert