La construction est habile entre temps de l’innocence et temps de la révélation ; et la fin rebat les cartes de manière inattendue, dans un nouveau temps du récit à des jours de là.
J’ai lu en début d’année le roman suivant de G. Delacourt, l’enfant réparé (2021), qui laissait entendre des liens avec celui-ci. Oui l’un peut éclairer l’autre. On notera d’ailleurs que dans mon Père, publié en 2019, l’abbé Pierre y était encore innocent : p. 136 « A la fin de sa vie, l’abbé Pierre confessait que la plénitude de Dieu n’avait pas toujours comblé sa solitude terrestre, que parfois la chaleur, les bras et la volupté de l’autre lui avaient manqué. Cela en a-t-il fait pour autant un prédateur ? Cela a-t-il fait triompher l’ennemi en lui-même ? ». On sait aujourd’hui que oui. La réalité dépasse parfois la fiction.
Un roman bref sur un sujet délicat, qui aurait mérité de mettre peut-être davantage à l’écart le mal-être du narrateur anéanti d’être trompé par sa femme, se plaçant ainsi trop au centre du récit.
JC Lattès, février 2019, 219 pages, prix : 18 €, ISBN : 978-2-7096-6533-9
Dans un futur proche, le monde s’est délité : climat, émeutes, plus rien ne tient et c’est d’ailleurs la panne générale des réseaux sociaux et de l’internet. Autant dire l’apocalypse. Les gyrophares et les alarmes retentissent partout, mais ils sont là, amoureux dans une chambre, à vivre leur désir, juste avant que…
Quel texte splendide, qui n’épargne pas sur la réalité sociale du monde actuel. On ne connaîtra pas les prénoms des deux protagonistes. Elle est un peu à l’écart, car c’est son frère addict qui a occupé les devants de la scène familiale : cliniques, avocats, thérapeutes. Son meilleur ami est dépressif, en souffrance aussi face à la solitude de sa mère, père absent, envolé avant la naissance.
L’expression du désir est très bien rendue, avec force et délicatesse à la fois, la tension se manifeste tant dans l’intime que dans le monde extérieur, avec des mots justement choisis.
C’est une lecture qu’on ralentit pour ne pas la refermer, qui n’épargne pas le lecteur par son acuité glaçante sur le monde, mais qui étreint par son urgence à (s’)aimer.
p. 53 : « Les réseaux, ça leur servait à tout, ils promouvaient leurs idées sur Twitter, ils communiquaient via Facebook, ils sculptaient leur narratif sur Instagram. Puis y a eu les influenceurs. D’abord des idiots de téléréalité qui fourguaient des produits à leurs followers, discrètement. Ça a contaminé le public, on a estimé que recevoir du mascara gratos et donner son avis dessus, c’était un métier, que poster des vidéos d’une minute nécessitait un salaire. Ces influenceurs ont pullulé, sans impératif de qualité ni d’originalité, sans législation. Ils se prétendaient authentiques, des « comme vous », à ceci près qu’ils étaient friqués, superficiels, interchangeables. Surtout, ils avaient des produits à vendre. Au-delà d’un catalogue de pub international, les réseaux tenaient lieu de tribune. »
p. 80 : « Vivez votre vérité, sans désir qu’elle soit approuvée par quiconque. Vous n’avez ni raison ni tort, et vous n’avez pas à justifier ou à négocier vos ressentis. En échange, autorisez les autres à avoir leur version de l’histoire. Tant pis si le rôle qu’on vous y prête ne vous convient pas. »
Ed. Thierry Magnier, coll. L’ardeur, janvier 2024, 118 pages, prix : 13,90 €, ISBN : 979-10-352-0703-8
Crédit photo couverture (qui soit dit en passant est sublime) : Modèle : Arthur Roussel, Photographe : Clémence Demesme @Le Crime / éd. Thierry Magnier
De Gaëlle Geniller j’avais beaucoup aimé les fleurs de grand frère et Minuit passé, c’est donc tout naturellement que je me suis tournée vers sa précédente BD.
Le jardin est un cabaret parisien où toutes les danseuses y portent un nom de fleur, y compris Rose qui est un jeune garçon qui a grandi là et qui s’essaie à la scène, vêtu en femme, avec talent et y prenant un tel plaisir qu’il devient vite la star du lieu.
Le charme androgyne du personnage opère, et le dessin, dans un décor années 1920 est sublime.
J’ai regretté peut-être que la relation de Rose et d’Aimé ne soit pas plus aboutie dans le désir qui transparaît, et le choix fait dans son devenir, mais la beauté de l’ensemble me laisse indulgente !
Delcourt, coll. Mirages, janvier 2021, 224 pages, prix : 25,95 €, ISBN : 978-2-413-02253-4
Crédit photo couverture : Gaëlle Geniller et éd. Delcourt
Dans un quartier bourgeois de Rouen, trois jeunes femmes cabossées par la vie reprennent la boucherie du père de l’une d’entre elles, porté disparu depuis longtemps.
Elles modernisent, aiguisent, coupent, vendent, séduisent une clientèle aussi curieuse de bonne chère que de ragots locaux.
Elles ont du caractère ces bouchères, et ne se laissent pas faire : le patriarcat n’a qu’à bien se tenir ! D’ailleurs quand il se tient mal, son malheur n’est pas loin. Si la première scène du genre est assez frappante, le lecteur se prend au jeu : c’est noir et mordant ! Car peu à peu des hommes du quartier disparaissent, le lecteur sait tout de leur sort et de ses causes, la police et les habitants un peu moins : ce point de vue place le lecteur dans une position privilégiée.
Ce roman dénonce les violences faites aux femmes, du sexisme ordinaire au viol, déroulant le passé douloureux des trois protagonistes, le présent laissant place à une vengeance… saignante. Tous les hommes ne sont pas des brutes et agresseurs, l’autrice a su composer également des personnages masculins plus “aimables”.
Écouté dans la version audio lue par Rachel Arditi, j’ai beaucoup aimé le rythme et les intonations donnés par la comédienne.
Éditions de l’Iconoclaste, janvier 2025, 310 pages, prix : 20,90 €
Version audio éditée par Lizzie, texte lu par Rachel Arditi
Je l'avoue, je n'avais jamais lu Joël Dicker, qui n'avais pas besoin de moi pour être lu.
Pour ce dernier opus, Livres Hebdo l'annonçait en jeunesse, rien ne le laissait présager sur la couverture ou le format, ma collègue voulait le classer en adultes, peut-être parce que c'est là que les lecteurs iraient le chercher, alors pour trancher je l'ai lu, et soyons clairs : c'est un roman jeunesse qui s'adresse aux 8-11 ans.
Joël Dicker l'explique sur les plateaux de télévision et en postface du livre : il essaie à sa mesure de sortir les gens, petits ou grands, des écrans, et a pensé son texte comme une lecture intergénérationnelle, un roman policier qui puisse être lu de 7 à 112 ans (sic). 7 ans, pour un bon lecteur, oui, 8 ans davantage.
Au-delà de 11 ans, ça reste mignon, c'est bien conçu, c'est une enquête policière menée par des enfants, ça tient la route, et ça offre une belle leçon de démocratie (l'exemple de la pizza et du brocoli est vraiment à retenir pour inciter les gens à voter !), c'est plein d'humour et ça se lit tout seul, corps de police de caractère assez grand, marges aérées, interlignage aussi, feuille blanche (soit 2 pages) par titre de chapitre, bref c'est un peu là où le bât blesse : le procédé éditorial est malhonnête, jouant sur un format strictement identique à ses précédents romans.
Le lecteur adulte qui attend un bon roman à rebondissements de l'ordre de la vérité sur l'affaire Harry Québert ou la disparition de Stéphanie Mailer, une brique qui l'accompagnerait quelques heures, sera forcément déçu.
C'est un roman jeunesse, sympathique, mais jeunesse. Il eût été préférable de le vendre comme tel.
Rosie & Wolfe, mars 2025, 252 pages, ISBN : 978-2-8897307-4-2, prix : 19 €
Crédit photo couverture : (c) David de las Heras et éd. Rosie & Wolfe
Alex est bien au chaud sous sa couette et n'a aucune envie de se lever par cette froide journée d'hiver. Sa maman l'appelle, elle a fait des crêpes pour le petit déjeuner : rien n'y fait, jusqu'à ce qu'elle s'exclame "Il tombe des lapins !" - "Des lapins ? Fais voir !" Alex sort illico de son lit, et constatant la réalité des choses, s'empresse de s'habiller pour aller les voir. Il y en a partout : sur les toits, sur les voitures, surs les lampadaires, et ils tombent de plus en plus nombreux, de plus en plus vite, jusqu'à recouvrir Alex presque en entier.
Vous l'aurez compris, la magie de l'hiver, l'imaginaire et la fantaisie sont bien là : c'est un album tout doux que propose la franco-chinoise Huifang Zheng, lecture idéale au coin du feu ou sous un plaid douillet, en attendant Noël. Les illustrations blanc-bleuté sont apaisantes, le format à l'italienne laisse toute la place au dessin : c'est beau !
Et cerise sur le gâteau, la quatrième de couverture vous le dit : à peine fini, vous recommencez la lecture car un jeu de cherche et trouve se glisse dans l'illustration. Un peu de féérie dans la neige hivernale :-)
Dès 4 ans
Éditions Thierry Magnier, octobre 2024, prix : 18,50 €, ISBN : 979-10-352-0766-3
Crédit photo couverture : Huifang Zheng et éd. Thierry Magnier
Plus de 50 ans après, l’auteur raconte, dans une langue élégante et ciselée, la fin abrupte de la complicité avec ce petit frère adoré ; il fait revivre l’enfance, mais aussi tout cette vie rurale, la ferme avec ses deux grands tilleuls, quelques animaux, un cheval avant l’arrivée du tracteur.
Pudique et touchant.
p. 16/17 : « J’ai de la chance. Ça, je le sais. Ma vie avec François, nos parents, nos grands-parents, et les animaux de la ferme, est la plus belle de toutes. Lequel de nous deux épatera l’autre ? Lequel sera la plus grande fierté de Claire et Gérard ? Je ne me suis pas posé ces deux questions le 10 août 1969 à midi passé, parce qu’il n’y avait pas de raison pour que je me les pose.
p. 33 : « En haut de la cour poussent deux grands tilleuls. Gérard les aime et s’en étonne. Comment peut-on aimer des arbres à ce point ? »
p. 42 : « Que veut dire « grièvement » ? Je ne connais que « gravement », c’est moins grave. Ou alors : c’est un mot pour tromper les enfants de sept ans. Je demande. On me dit que c’est la même chose. Je n’aime pas ça. On ment aux enfants avec des entourloupes de mots. »
p. 62/63 : « En haut de la tombe se dresse une croix où est inscrit : « François Grembert » C’est incroyable, c’est la chose la plus fantastique au monde, bien plus que toutes les prouesses de Zorro et de Rintintin réunis. C’est la littérature à son point ultime. On lit un nom et un prénom. Ça veut dire la mort. »
p. 101 : « Les livres sont aussi importants que les champs. Sans eux, je suis incomplet. »
Arléa, coll. La rencontre, janvier 2025, 102 pages, prix : 18 €, ISBN : 9782363083920
Journaliste spécialiste de musique classique, Olivier Bellamy est aussi un amoureux des chats. Et tout maître d’un félin sait la souffrance et la tristesse quand celui tombe malade et quand il meurt. Ce sont de jolis passages que nous offre l’auteur sur sa relation à sa chatte Margot, sur son inquiétude, sur la perte. Le reste est plus anodin, en tout cas m’a moins intéressée, mais j’ai trouvé néanmoins intéressants et étonnants toutes les constructions autour de la lettre M, sa position dans les mots, et toutes les déclinaisons que l’auteur en fait.
Pas un grand livre, mais un joli moment sur la relation homme-animal.
p. 178 : « Pompéi a permis aux historiens de mieux connaître la vie des Romains en décryptant leurs occupations au moment d’être pétrifiés. Si un nouveau Vésuve survenait aujourd’hui, les trois quarts de la population seraient devant un écran. Tant de temps, d’évolution pour en arriver là, à cette navrante et désolante uniformité. »
p. 206 : « La beauté est odieuse loin de ceux qu’on aime »
Grasset, février 2018, 268 pages, prix : 19 €, ISBN : 978-2-246-81376-7